Les Espagnols se rendirent dans l’île de San Juan et celle de la Jamaïque. Ils y firent et commirent de grandes injures et péchés et ajoutèrent de très grandes et remarquables cruautés ; ils tuèrent, brûlèrent et jetèrent des gens à des chiens féroces ; puis ils tourmentèrent et humilièrent les survivants dans les mines jusqu’à l’épuisement et l’anéantissement de tous ces malheureux innocents. Il y avait dans ces îles plus de cent mille âmes, je crois même plus d’un million, et il ne reste pas aujourd’hui deux cents personnes dans chacune.
BARTOLOMÉ DE LAS CASAS (1484-1566) est un prêtre, écrivain et historien espagnol. À 18 ans, il part vivre à Hispaniola (Haïti), comme colon, puis il s’installe à Cuba et devient prêtre des conquistadors. Il prend alors conscience des injustices subies par les indigènes et devient le défenseur des Amérindiens.
2. Le débat
L’auteur s’inspire d’un évènement historique, la controverse de Valladolid, un long débat qui eut lieu vers 1550 en Espagne. Il opposait deux partis, l’un prenant la défense des Amérindiens, l’autre celle des conquistadors, sur le sort à réserver aux indigènes.
LÉGAT1. – Certains disent, vous le savez, qu’on ne peut obliger homme au monde, par la force, à changer sa foi. Que nous avons pour mission d’évangéliser2 les âmes, mais en respectant les corps et les biens. Laissons donc de côté la conquête, qui est chose du passé. Nous sommes ici pour décider enfin de la nature des Indiens. S’ils ont une âme semblable à la nôtre. SUPÉRIEUR. – S’ils peuvent prétendre au paradis. LÉGAT. – Professeur, donnez-moi clairement votre opinion. SÉPULVÉDA. – Aristote3 l’a dit clairement : certaines espèces humaines sont faites pour régir4 et dominer les autres. LÉGAT. – À votre avis, c’est ici le cas ? SÉPULVÉDA. – Voulez-vous des preuves de l’infériorité des Indiens ? LÉGAT. – Ces preuves sont indispensables. SÉPULVÉDA. – D’abord, depuis leur découverte, ils se sont montrés incapables de toute invention. Ils sont uniquement habiles à copier les gestes des Espagnols, leurs supérieurs, ce qui caractérise une âme d’esclave. LAS CASAS. – Mais on nous chante une vieille chanson ! César racontait la même chose des Gaulois qu’il asservissait5 ! Habiles à imiter les techniques romaines ! Et tous les envahisseurs ont fait de même ! César ne voulait pas voir les coutumes, les croyances et même les outils des Gaulois ! Et nous faisons de même ! Nous ne voyons que ce qu’ils imitent de nous, le reste, ça n’existe pas ! Bonne raison pour le détruire ! LÉGAT. – (à Sépulvéda) Nous sommes habitués, depuis l’enfance, à préférer nos propres usages qui nous semblent supérieurs aux autres. SÉPULVÉDA. – Sauf quand il s’agit d’esclaves-nés, éminence. Les Indiens ont voulu presque aussitôt acquérir nos armes et nos vêtements. Et je pourrais citer tant d’autres signes !