Ah ! cette presse, que de mal on en dit ! Il est certain que, depuis une trentaine d'années, elle évolue avec une rapidité extrême. Les changements sont complets et formidables. Il n'y a qu'à comparer les journaux des premiers temps du Second Empire1, muselés2, relativement rares, d'allures doctrinaires, aux journaux débordants d'aujourd'hui, lâchés en pleine liberté, roulant le flot déchaîné de l'information à outrance. Là est la formule nouvelle : l'information. C'est l'information qui, peu à peu, en s'étalant, a transformé le journalisme, tué les grands articles de discussion, tué la critique littéraire, donné chaque jour plus de place aux dépêches, aux nouvelles grandes et petites, aux procès-verbaux des reporters et des interviews. Il s'agit d'être renseigné tout de suite. Est‑ce le journal qui a éveillé dans le public cette curiosité croissante ? Est-ce le public qui exige du journal cette indiscrétion de plus en plus prompte3? Le fait est qu'ils s'enfièvrent l'un l'autre, que la soif de l'un s'exaspère à mesure que l'autre s'efforce, dans son intérêt, de la contenter. Et c'est alors qu'on se demande, devant cette exaltation de la vie publique, s'il y a là un bien ou un mal. Beaucoup s'inquiètent. [...]
On a désiré savoir parfois ce que je pensais de cette opinion. Ma réponse est que je suis pour et avec la presse. [...]
D'ailleurs, il faut toujours avoir foi dans l'avenir. Rien ne peut se juger définitivement, car tout reste en marche. Cela est surtout vrai, en ce moment, pour la presse. Ce n'est pas la juger avec justice que de s'en tenir au mal qu'elle fait. Sans doute, elle détraque nos nerfs, elle charrie4 de la prose exécrable, elle semble avoir tué la critique littéraire, elle est souvent inepte5 et violente. Mais elle est une force qui sûrement travaille à l'expansion des sociétés de demain : travail obscur pour nous, dont nul ne peut prévoir les résultats, travail à coup sûr nécessaire, d'où sortira la vie nouvelle. Que de boue et de sang faut-il pour créer un monde ? Jamais l'humanité n'a fait un pas en avant sans écraser les vaincus. Et, pour en rester à la seule question littéraire, certes, si la littérature est une récréation de lettrés, l'amusement réservé à une classe, la presse est en train de tuer la littérature. Seulement, elle apporte autre chose, elle répand la lecture, appelle le plus grand nombre à l'intelligence de l'art. À quelle formule cela aboutira‑t‑il ? je l'ignore. On peut constater simplement que, si nous assistons à l'agonie de la littérature d'une élite, c'est que la littérature de nos démocraties modernes va naître. Se fâcher et résister serait ridicule, car on n'arrête pas une révolution. Au bout de toutes les manifestations de la vie, dans le sang et les ruines, il y a quelque chose de grand.