Le narrateur veut vérifier par l'expérience la théorie de Copernic et Galilée (voir Éclairage
). Il tente alors de s'envoler jusqu'à la lune par un moyen bien étrange.
Voici comme je me donnai au ciel. Je m'étais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait m'éleva si haut, qu'à la fin je me trouvai au-dessus des plus hautes
nuées1. Mais comme cette attraction me faisait monter avec trop de rapidité, et qu'au lieu de m'approcher de la lune, comme je prétendais, elle me paraissait plus éloignée qu'à mon
partement2, je cassai plusieurs de mes fioles, jusqu'à ce que je sentis que ma pesanteur surmontait l'attraction et que je descendais vers la terre.
Mon opinion ne fut point fausse, car j'y retombai quelque temps après, et à compter l'heure que j'en étais parti, il devait être minuit. Cependant je reconnus que le soleil était alors au plus haut de l'horizon, et qu'il était midi. Je vous laisse à penser combien je fus étonné : certes je le fus de si bonne sorte que, ne sachant à quoi attribuer ce miracle, j'eus l'insolence de m'imaginer qu'en faveur de ma
hardiesse3, Dieu avait encore une fois recloué le soleil aux cieux, afin d'éclairer une si généreuse entreprise.
Ce qui accrut mon
ébahissement4, ce fut de ne point connaître le pays où j'étais, vu qu'il me semblait qu'étant monté droit, je devais être descendu au même lieu d'où j'étais parti. Équipé comme j'étais, je m'acheminai vers une chaumière, où j'aperçus de la fumée ; et j'en étais à peine à une portée de pistolet, que je me vis entouré d'un grand nombre de sauvages. Ils parurent fort surpris de ma rencontre ; car j'étais le premier, à ce que je pense, qu'ils eussent jamais vu habillé de bouteilles. Et pour renverser encore toutes les interprétations qu'ils auraient pu donner à cet équipage, ils voyaient qu'en marchant je ne touchais presque point à la terre : aussi ne savaient-ils pas qu'au moindre
branle5 que je donnais à mon corps, l'ardeur des rayons de midi me soulevait avec ma rosée, et que si mes fioles avaient été en assez grand nombre, j'eusse été possiblement à leur vue enlevé dans les airs. Je les voulus aborder ; mais comme si la frayeur les eût changés en oiseaux, un moment les vit perdre dans la forêt prochaine. J'en attrapai un toutefois, dont les jambes sans doute avaient trahi le cœur. Je lui demandai avec bien de la peine (car j'étais tout essoufflé) combien l'on comptait de là à Paris, et depuis quand en France le monde allait tout nu, et pourquoi ils me fuyaient avec tant d'épouvante. Cet homme à qui je parlais était un vieillard olivâtre, qui d'abord se jeta à mes genoux ; et joignant les mains en haut derrière la tête, ouvrit la bouche et ferma les yeux. Il marmotta longtemps entre ses dents, mais je ne discernai point qu'il articulât quoi que ce fût ; de façon que je pris son langage pour le gazouillement enroué d'un muet.
À quelque temps de là, je vis arriver une compagnie de soldats tambour battant, et j'en remarquai deux se séparer du
gros6 pour me reconnaître. Quand ils furent assez proche pour être entendu, je leur demandai où j'étais.
– Vous êtes en France, me répondirent-ils [...].
Ils me menèrent vers leur gros, me disant ces paroles, et j'appris d'eux que j'étais en France et n'étais point en Europe, car j'étais en la Nouvelle France. Je fus présenté à M. de Montmagny, qui en est le vice-roi. Il me demanda mon pays, mon nom et ma qualité ; et après que je l'eus satisfait, en lui racontant l'agréable succès de mon voyage, soit qu'il le crût, soit qu'il feignît de le croire, il eut la bonté de me faire donner une chambre dans son appartement. Mon bonheur fut grand de rencontrer un homme capable de hautes opinions, et qui ne s'étonna point quand je lui dis qu'il fallait que la terre eût tourné pendant mon élévation ; puisque ayant commencé de monter à deux
lieues7 de Paris, j'étais tombé par une ligne quasi perpendiculaire en Canada.