Dans une tribune publiée le 26 mars 2014 dans Le Monde, vous employez le terme de « toboggan eugéniste ». Qu'entendez-vous par là exactement ?Nous sommes entrés dans le siècle de l'eugénisme. Jusqu'à présent, la médecine ne pouvait pas
séquencer2 l'embryon à un coût raisonnable. On regardait seulement s'il avait deux ou
trois chromosomes 213, mais personne n'était en mesure de lire le code ADN. Aujourd'hui, une simple prise de sang chez la mère suffit pour séquencer l'ADN, même si cette technique – qui coûte beaucoup moins cher – n'est pas encore utilisée pour dépister autre chose que la trisomie 21. C'est un tournant historique ! [...] En attendant l'enfant parfait, on va donc déjà être confronté à la disparition de tous les embryons présentant des handicaps mentaux. Après la trisomie, on va également éliminer toutes les maladies qui tuent les enfants avant l'âge de 15 ans, comme les myopathies graves. Cette deuxième phase est inévitable.
Et en quoi consiste la troisième phase alors ?
Pour l'instant, je n'ai parlé que du tri des « mauvais » embryons. Mais l'étape suivante, c'est le choix des « bons » embryons. La disparition des maladies génétiques que j'évoquais est une étape importante [...]. Le tri embryonnaire, en revanche, est une étape décisive, qui va notamment permettre de choisir le « meilleur embryon ». On se dirige donc vers un « eugénisme de convenance ». Enfin, la quatrième et dernière étape, c'est la modification de l'embryon lui-même, la possibilité de le modeler à la carte. Pour cela, il faudra passer par
la thérapie génique4 [...], c'est l'étape ultime, puisque le bébé ne dépendra alors plus des ovules et des spermatozoïdes de papa et maman…
Existe-t-il un risque que nous finissions par tous nous ressembler ? Les parents du futur voudront-ils tous des enfants blonds aux yeux bleus et bien musclés ?Non, je ne crois pas trop à l'eugénisme physique. En matière de beauté, il y aura toujours des cycles. [...]
Vous pensez donc qu'on se dirige plutôt vers une forme d'eugénisme intellectuel ?C'est évident. L'eugénisme intellectuel est la réponse naturelle à l'augmentation des capacités de l'intelligence artificielle. Bientôt, les parents de la classe moyenne se poseront la question suivante : dans un monde où l'
IA5 progresse un peu plus chaque jour, ne vaut-il pas mieux que mon enfant soit plus intelligent qu'une machine ? Le chauffeur de taxi, qui sera remplacé dans quelques années par la Google Car, vous ne croyez pas qu'il fera tout son possible pour que ses enfants soient des ingénieurs ayant des capacités intellectuelles élevées ? [...]
Dans le monde que vous décrivez, il n'y aura plus de place pour les handicapés, voire pour la différence tout court…Il y aura, à l'évidence, de moins en moins d'enfants ayant des capacités
cognitives6 modestes. Ce qui ne va pas sans poser quelques questions. On sait, par exemple, qu'un enfant trisomique a un QI de 60. Bon, si on décide d'éliminer définitivement la trisomie 21 comme on est déjà en train de le faire, qu'est-ce qui nous empêchera ensuite d'éliminer les embryons ayant un QI de 70, de 80 ou même de 100 ?
Laurent Alexandre par Blaise Mao
Usbek et Rica, Extraits d'une interview de : « Nous sommes entrés dans le siècle de l'eugénisme », numéro 14, automne 2014.