Lis, dit l'homme noir1. Il me donna l'Iliade2.
J'allai m'asseoir sur la pierre du seuil.
Les rossignols du lavoir chantaient encore. L'orage maintenant tenait tout le rond du ciel.
Tout le jour se passa en silence ; toute la nuit. Le lendemain, le ciel était libre et clair. Les hommes et les femmes sortirent pour attaquer.
Je lus l'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d'hommes portant des faux. Des hurlements montaient des terres où l'on appelait les femmes. Les femmes couraient dans les éteules3. Elles se penchaient sur les gerbes ; elles les relevaient à pleins bras - et on les entendait gémir ou chanter. Elles chargeaient les chars. Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lançaient. Les chars s'en allaient dans les chemins creux. Les chevaux secouaient les colliers, hennissaient, tapaient du pied. Les chars vides revenaient au galop, conduits par un homme debout qui fouettait les bêtes et serrait rudement dans son poing droit toutes les rênes de l'attelage. Dans l'ombre des buissons on trouvait des hommes étendus, bras dénoués, aplatis contre la terre, les yeux fermés; et, à côté d'eux, les faucilles abandonnées luisaient dans l'herbe.
Nous allions garder le troupeau. La colline aimée des bêtes était juste au-dessus des moissons. L'homme noir se couchait dans l'ombre chaude des genévriers ; je m'allongeais à côté de lui. Nous restions un moment à souffler et à battre des paupières. Le chemin de la colline, avec ses pierres rondes, restait longtemps à se tordre, tout étincelant dans le noir de mes yeux.
- Et le livre ?
- Il est là.
Il fouillait dans la musette. L'Iliade était là, collée contre le morceau de fromage blanc.
Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets4 de fouets, ces épieux, ces piques, ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues : j'étais dans l'Iliade rousse. [...] Il avait, en lisant, une science du texte - je sais, à présent ce que c'est ; il entrait sensuellement dans le texte -, une telle intelligence de la forme, de la couleur, du poids des mots, que sa voix m'impressionnait non pas comme un son, mais comme une vie mystérieuse créée devant mes yeux. Je pouvais fermer mes paupières, la voix entrait en moi. C'est en moi qu'Antiloque5 lançait l'épieu. C'est en moi qu'Achille6 damait le sol de sa tente, dans la colère lourde de ses pieds. C'est en moi que Patrocle7 saignait. C'est en moi que le vent de la mer se fendait sur les proues.
Je sais que je suis un sensuel. [Mon père] a vu, lui, le premier, avec ses yeux gris, cette sensualité qui me faisait toucher un mur et imaginer le grain de pore d'une peau. Cette sensualité qui m'empêchait d'apprendre la musique, donnant un plus haut prix à l'ivresse d'entendre qu'à la joie de se sentir habile, cette sensualité qui faisait de moi une goutte d'eau traversée de soleil, traversée des formes et des couleurs du monde, portant, en vérité, comme la goutte d'eau, la forme, la couleur, le son, le sens marqué dans ma chair. [...] Avec une prescience d'insecte il a donné à la petite larve que j'étais les remèdes ; un jour ça, un autre jour ça ; il m'a chargé de plantes, d'arbres, de terre, d'hommes, de collines, de femmes, de douleur, de bonté, d'orgueil, tout ça en remèdes, tout ça en provisions, tout ça en prévision de ce qui aurait pu être une plaie. Il a donné le bon pansement à l'avance pour ce qui aurait pu être une plaie, pour ce qui, grâce à lui, est devenu dans moi un immense soleil. Si l'on a l'humilité de faire appel à l'instinct, à l'élémentaire, il y a dans la sensualité une sorte d'allégresse cosmique.