Car on ne peut exiger de moi, dans le moment où j'éprouve que ma liberté est indissolublement liée à celle de tous les autres hommes, que je
l'emploie à approuver l'asservissement de quelques-uns d'entre eux. Ainsi
qu'il soit essayiste, pamphlétaire, satiriste ou romancier, qu'il parle seulement
des passions individuelles ou qu'il s'attaque au régime de la société,
l'écrivain, homme libre s'adressant à des hommes libres, n'a qu'un seul
sujet : la liberté.
[…]
On n'écrit pas pour des esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul
régime où la prose à un sens : la démocratie. Quand l'une est menacée,
l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume.
Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter et il faut alors que
l'écrivain prenne les armes. Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu,
quelles que soient les opinions que vous avez professées, la littérature vous
jette dans la bataille ; écrire, c'est une certaine façon de vouloir la liberté ;
si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé.
Engagé à quoi ? demandera-t-on. Défendre la liberté, c'est vite dit.
S'agit-il de se faire gardien des valeurs idéales, comme le clerc de Benda1
avant la trahison, ou bien est-ce la liberté concrète et quotidienne qu'il
faut protéger, en prenant parti dans les luttes politiques et sociales ? La
question est liée à une autre, fort simple en apparence mais qu'on ne pose
jamais : « Pour qui écrit-on ? »