Non, je n'ai plus la force d'endurer cela ! Mon Dieu !
Que font-ils de moi ! Ils me versent de l'eau froide
sur la tête. Ils ne m'écoutent pas, ne me voient pas,
ne m'entendent pas. Que leur ai‑je fait ? Pourquoi me
tourmentent-ils ? Que veulent-ils de moi, malheureux ?
Que puis‑je leur donner ? Je n'ai rien.
Je suis à bout, je ne peux plus supporter leurs
tortures ; ma tête brûle, et tout tourne devant moi.
Sauvez‑moi ! Emmenez‑moi ! Donnez-moi une troïka
de coursiers rapides comme la bourrasque ! Monte en
selle, postillon, tinte, ma clochette ! Coursiers, foncez
vers les nues et emportez‑moi loin de ce monde ! Plus
loin, plus loin, qu'on ne voie rien, plus rien. Là‑bas,
le ciel tournoie devant mes yeux : une petite étoile
scintille dans les profondeurs ; une forêt vogue avec ses
arbres sombres, accompagnée de la lune ; un brouillard
gris s'étire sous mes pieds ; une corde résonne dans le
brouillard ; d'un côté la mer, de l'autre l'Italie ; tout
là-bas, on distingue même les isbas russes. Est‑ce ma
maison, cette tache bleue dans le lointain ? Est-ce ma
mère qui est assise devant la fenêtre, Maman ! Sauve
ton malheureux fils ! Laisse tomber une petite larme sur
sa tête douloureuse ! Regarde comme on le tourmente !
Serre le pauvre orphelin contre ta poitrine ! Il n'a pas sa
place sur la terre ! On le pourchasse ! Maman ! Prends
en pitié ton petit enfant malade !... Hé, savez‑vous que
le dey d'Alger a une verrue juste en dessous du nez ?
Gogol
Le journal d'un fou, 1834,
trad. S. Luneau, © Éditions Gallimard, 1997.