La différence fondamentale entre sciences physiques et sciences humaines n'est
donc pas, comme on l'affirme souvent, que les premières seules ont la faculté de faire
des expériences et de les reproduire identiques à elles‑mêmes en d'autres temps et en
d'autres lieux. Car les sciences humaines le peuvent aussi ; sinon toutes, au moins
celles – comme la linguistique et, dans une plus faible mesure, l'ethnologiea – qui sont
capables de saisir des éléments peu nombreux et récurrents, diversement combinés dans
un grand nombre de systèmes, derrière la particularité temporelle et locale de chacun.
Qu'est-ce que cela signifie, sinon que la faculté d'expérimenter [...] tient essentiellement
à la manière de définir et d'isoler ce que l'on sera convenu d'entendre par
fait scientifique ? Si les sciences physiques définissaient leurs faits scientifiques avec
la même fantaisie et la même insouciance dont font preuve la plupart des sciences
humaines, elles aussi seraient prisonnières d'un présent qui ne se reproduirait jamais.
Or, si les sciences humaines témoignent sous ce rapport d'une sorte d'impuissance
(qui, souvent, recouvre simplement de la mauvaise volonté), c'est qu'un
paradoxe les guette […] : toute définition correcte du fait scientifique a pour effet
d'appauvrir la réalité sensible et donc de la déshumaniserb. Par conséquent, pour
autant que les sciences humaines réussissent à faire œuvre véritablement scientifique,
chez elles la distinction entre l'humain et le naturel doit aller en s'atténuant.
Si jamais elles deviennent des sciences de plein droit, elles cesseront de se distinguer
des autres. D'où le dilemme que les sciences humaines n'ont pas encore osé
affronter : soit conserver leur originalité et s'incliner devant l'antinomie1, dès lors
insurmontable, de la conscience et de l'expérience ; soit prétendre la dépasser ;
mais en renonçant alors à occuper une place à part dans le système des sciences,
et en acceptant de rentrer, si l'on peut dire, « dans le rang ».
Même dans le cas des sciences exactes et naturelles, il n'y a pas de liaison automatique
entre la prévision et l'explication. […] Il arrive que la science explique
des phénomènes qu'elle ne prévoit pas : c'est le cas de la théorie darwinienne.
Il arrive aussi qu'elle sait prévoir, comme fait la météorologie, des phénomènes
qu'elle est incapable d'expliquer.
Claude Lévi-Strauss
Anthropologie structurale deux, 1973, © Plon,
un département de Place des éditeurs, 1996.