La philosophie moderne (Machiavel, Rousseau, Hobbes, etc.)
a établi une distinction entre la société et l’État. En les concevant
comme des entités séparées, elle a permis d’interroger
leurs rapports.
Trois modalités sont alors envisagées : tout d’abord, l’État
peut contrôler la société, voire l’absorber ; ensuite, les deux
entités peuvent se limiter mutuellement en définissant un
champ d’action qui leur est propre ; enfin, il est possible d’envisager
la vie sociale sans État.
Il peut être intéressant d’approfondir cette dernière position
philosophique, qui correspond à la tradition anarchiste
(« an‑archie » signifie littéralement sans commandement),
car elle permet de se demander si l’État est nécessaire à une
société ou aux hommes qui la composent.
Doc. 1
Abolir le joug de l’État
Il est impossible de déterminer une norme concrète,
universelle et obligatoire pour le développement intérieur
et pour l’organisation politique des nations […]
Pourtant il est des conditions essentielles, absolues,
en dehors desquelles la réalisation pratique et l’organisation
de la liberté seront toujours impossibles. Ces
conditions sont :
a. L’abolition radicale de toute religion officielle et de
toute Église privilégiée, ou seulement protégée, payée
et entretenue par l’État. Liberté absolue de conscience
et de propagande pour chacun, […]
b. Les Églises, considérées comme corporations religieuses,
ne jouiront d’aucun des droits politiques qui
seront attribués aux associations productives […]
c. Abolition de la Monarchie – République
d. Abolition des classes, des rangs, des privilèges et de
toutes sortes de distinctions. Égalité absolue des droits
politiques pour tous – hommes et femmes suffrage
universel.
e. Abolition, dissolution et banqueroute sociale,
politique, judiciaire, bureaucratique et financière de
l’État tutélaire, transcendant, centraliste, doublure et
alter ego de l’Église, et comme tel, cause permanente
d’appauvrissement, d’abrutissement et d’asservissement
pour les peuples.
Michel Bakounine, Principes et organisation de la société internationale révolutionnaire, 1866, Éditions du Chat Ivre, 2013.
Doc. 2
Peut-on vivre sans contrainte ?
Toute leur vie était dirigée non par les lois, des
statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur
libre-arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait,
buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient
quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul
ne les forçait ni à boire, ni à manger, ni à faire quoi
que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Toute leur
règle tenait en cette clause :
FAIS CE QUE VOUDRAS,
car des gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant
en honnête compagnie, ont par nature un instinct et
un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et les
éloigne du vice ; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur.
Ceux‑ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile
sujétion ou une contrainte, se détournent de la noble
passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu,
afin de démettre et d’enfreindre ce joug de servitude ;
car nous entreprenons toujours les choses défendues et
convoitons ce qui nous est refusé.
François Rabelais, Gargantua, « L’abbaye de Thélème », 1534.
Doc. 3
L’État, une organisation pas si naturelle qu’il n’y
paraît
Étudier l’émergence de l’État amène nécessairement
à une interrogation fondamentale : comment en
sommes‑nous (Homo sapiens) arrivés à vivre dans le
cadre de la concentration sans précédent d’humains,
de plantes et d’animaux domestiqués qui caractérise les
premiers États ? De ce point de vue, la forme‑État n’a
rien de naturel ou d’évident. […]
Ce qui est plus remarquable encore aux yeux de quiconque
s’intéresse à la forme‑État, c’est le fait que les
premiers petits États stratifiés, collecteurs d’impôts et
constructeurs de fortifications n’apparaissent dans la vallée
du Tigre et de l’Euphrate que vers 3100 avant notre
ère, soit plus de quatre millénaires après les premiers cas
répertoriés de domestication d’espèces végétales et de
sédentarité. Ce décalage massif pose un problème aux
théoriciens enclins à naturaliser la forme‑État. Ceux‑ci
partent de l’hypothèse qu’une fois établies l’agriculture
et la sédentarité, à savoir respectivement les préconditions
technologiques et démographiques de l’émergence
de l’État, les États/empires devaient logiquement faire
leur apparition dans la foulée en tant qu’entités les plus
efficaces pour garantir l’ordre politique. […]
L’impératif de rassembler les hommes, de les installer
à proximité du centre du pouvoir, de les y retenir et
de leur faire produire un excédent par rapport à leurs
propres besoins animait une bonne partie de l’art de
gouverner dans le monde antique.
James C. Scott, Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États, 2017, trad. M. Saint-Upéry, La Découverte, 2019.
Doc. 4
Anarchisme ne signifie pas désorganisation
La contestation des formes hiérarchiques du pouvoir
n’aboutit pas à la désorganisation sociale. Certains courants
anarchistes prônent que les individus s’organisent localement
sous la forme de collectifs de travailleurs et prennent
ensemble les décisions qui concernent le groupe, par exemple
sur ce qu’il faut produire, sur la façon dont il faut répartir la
production, les personnes avec qui échanger, etc. Les collectifs
s’unissent ensuite au sein de réseaux d’échanges. De fait,
si, pour les besoins de l’organisation, les relations d’autorité
demeurent, elles sont horizontales, fondées sur les compétences,
l’ancienneté et l’expérience. Elles excluent l’existence
d’une hiérarchie rigide. Concrètement, si quelqu’un est
investi par les autres d’un pouvoir quelconque, c’est toujours
pour une mission définie, limitée dans le temps, à laquelle
on peut mettre fin en cas de manquement (mandat impératif
révocable). Pour les anarchistes, le but de l’organisation
sociale est de concilier l’émancipation collective et
l’épanouissement individuel. Ils sont convaincus que
l’auto-organisation, la libre association ainsi que l’aide
mutuelle entre les hommes permettent de se passer d’un
pouvoir coercitif.
Les questions qui se posent
⬥ Au fil du temps, la présence de l’État est devenue une
évidence, mais ce dernier est‑il véritablement une
nécessité ? N’entre‑t‑il pas en conflit avec une revendication
de liberté ? Inversement, cette revendication
ne peut‑elle pas aboutir à un conflit des libertés individuelles ? Avons‑nous besoin d’être gouvernés ?
⬥ Une société sans État peut‑elle être considérée comme
une société politique au sens fort du terme ? Est‑il possible
d’y débattre, de délibérer et de décider en commun
à propos de sujets qui concernent l’ensemble de la
communauté formée par les individus ? La forme que
prend l’exercice du pouvoir interroge sa légitimité. À quelles conditions l’État est‑il légitime ?
⬥ Si l’on peut imaginer des formes d’organisations
sociales qui ne relèvent pas du type d’institutions
apparentées à la notion d’État, elles nous interrogent
sur le détenteur du pouvoir : qui peut gouverner ?
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