La tutelle de l’État, nouvelle servitude ? ◉ ◉ ◉
Pour Tocqueville, la démocratie est un état social historique marqué par l’effacement des distinctions
fondées sur la naissance et l’origine sociale avant d’être un régime politique. Chacun
a le droit d’accéder à toute activité ou responsabilité. Cependant, les peuples démocratiques
développent une passion pour l’égalité qui les mène à négliger leur liberté : replié sur lui‑même
et sur son souci du bien‑être, l’individu laisse à l’État la latitude de décider à sa place.
Je pense donc que l’espèce d’oppression, dont les peuples démocratiques sont
menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde ; nos contemporains
ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. […]
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire
dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui
tournent sans repos sur eux‑mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs,
dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la
destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute
l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il
ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui‑même et pour lui
seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patriea.
Au‑dessus de ceux‑là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge
seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouirb. […]
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre
arbitre ; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe
peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui‑même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfaitc.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et
l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en
couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes,
à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne
sauraient se faire jour pour dépasser la fouled ; il ne brise pas les volontés, mais il les
amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce
qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne,
il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus
qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont
je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec
quelques‑unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible
de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout‑puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils
ont eux‑mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui‑même, qui tient le bout de la chaînee.
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de
cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté
du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est
au pouvoir national qu’ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître
m’importe bien moins que l’obéissance. Je ne nierai pas cependant qu’une constitution
semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentrée
tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps
irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique
pourrait prendre, celle‑ci serait assurément la pire.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835.
a. Les hommes investissent en priorité la sphère privée : leurs affaires et intérêts personnels ainsi que le cercle social des proches. Ils perdent le sens du bien commun et de l’intérêt général.
b. Le pouvoir prend en charge les citoyens, mais cette attention produit une tutelle : il décide avec eux, voire sans eux, du bien commun.
c. L’État habitue les hommes « à préférer l’égalité dans la servitude à l’inégalité dans la liberté ».
d. La réduction de la volonté politique du citoyen s’accompagne d’une administration centralisée du pouvoir. Si un citoyen voulait agir politiquement, sa volonté serait éteinte par la multiplicité des procédures que l’État met en place.
e. Le citoyen d’un État démocratique est replié sur sa sphère privée, son indépendance est protégée par la loi. Il se désintéresse de la vie de l’État au point de vouloir l’asservissement, pourvu qu’il émane du peuple et qu’il concerne tous les citoyens.