Pas de justice sans amitié
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L’affection entre frères ressemble à celle des camarades : ils sont, en effet, égaux
et de même âge, et tous ceux qui remplissent cette double condition ont la plupart
du temps mêmes sentiments et même caractère. Pareille à l’affection fraternelle
est celle qui existe dans le régime timocratique, car ce gouvernement a pour idéal
l’égalité et la vertu des citoyens, de sorte que le commandement appartient à ces
derniers à tour de rôle et que tous y participent sur un pied d’égalitéa. Cette égalité
caractérise aussi l’amitié correspondante. Dans les formes déviées de constitutions,
de même que la justice n’y tient qu’une place restreinte, ainsi en est‑il de l’amitié, et elle est réduite à un rôle insignifiant dans la forme la plus pervertie, je veux
dire dans la tyrannie, où l’amitié est nulle ou faible. En effet, là où il n’y a rien de commun entre gouvernant et gouverné, il n’y a non plus aucune amitié, puisqu’il n’y a pas même de justice : il en est comme dans la relation d’un artisan avec son
outil, de l’âme avec le corps, d’un maître avec son esclave : tous ces instruments
sans doute peuvent être l’objet de soins de la part de ceux qui les emploient, mais
il n’y a pas d’amitié ni de justice envers les choses inaniméesb. Mais il n’y en a pas
non plus envers un cheval ou un bœuf, ni envers un esclave en tant qu’esclave.
Dans ce dernier cas, les deux parties n’ont en effet rien de commun : l’esclave est un
outil animé, et l’outil un esclave inanimé. En tant donc qu’il est esclave on ne peut
pas avoir d’amitié pour lui, mais seulement en tant qu’il est homme, car de l’avis
général il existe certains rapports de justice entre un homme, quel qu’il soit, et tout
autre homme susceptible d’avoir participation à la loi ou d’être partie à un contrat ;
dès lors il peut y avoir aussi amitié avec lui, dans la mesure où il est homme.
Par suite encore, tandis que dans les tyrannies l’amitié et la justice ne jouent
qu’un faible rôle, dans les démocraties au contraire leur importance est extrême :
car il y a beaucoup de choses communes là où les citoyens sont égaux.
Aristote, Éthique à Nicomaque, IVe s. av. J.-C.
a. La timocratie, aussi appelée la timarchie, est un régime qui recherche ce qui est conforme à la vertu (par exemple, le courage et l’honneur).
b. L’outil est un moyen de réaliser les visées de l’artisan. Or, tout ce dont on se sert pour remplir un objectif, ne peut pas donner lieu à l’amitié ni à la justice sous ce rapport d’usage, car ce rapport ne crée aucune communauté.