Les hommes n’ont aucune connaissance de ce qui est juste
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La multiplicité des codes juridiques dans l’histoire, semble justifier l’usage d’une saine raison pour dégager les principes de la justice. Mais la raison irrémédiablement corrompue confond principe et coutume : l’essence de la justice lui échappe. Aussi serait‑elle bien avisée de tromper sciemment le peuple sur l’origine, toujours illégitime, des États : elle renforcera du moins leur autorité, au lieu de semer le désordre en offrant des motifs imaginaires aux revendications des uns et des autres.
Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince la querelle contre le mien, quoique je n’en ai aucune avec lui ? Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu : Nihil amplius nostrum est ; quod nostrum dicimus, artis est1. Ex senatus consultis et plebiscitis crimina exercentur2. Ut olim vitiis, sic nunc legibus laboramus3. De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison, n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène [ramènera] à son principe, l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi ; elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger, que, s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant conquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États, est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. « Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État, qu’une coutume injuste a abolie. » C’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ses discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent ; et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. [Mais, par un défaut contraire, les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n’est pas sans exemple.] C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper ; et un autre, bon politique : Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur4. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation ; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle prenne [ne prenne] bientôt fin.
Blaise Pascal, Pensées, 1670.
1. « Car il ne reste rien qui soit nôtre : ce que nous appelons nôtre relève de la convention », Cicéron,
De finibus, V, 21.
2. « C’est en vertu des senatus‑consultes et des plébiscites qu’on commet des crimes », Sénèque,
Epîtres, 95.
3. « Nous souffrions jadis de nos vices, maintenant de nos lois », Tacite,
Annales, III, 25.
4. « Comme il ignore la vérité qui peut le libérer, il est bon qu'on le trompe », Augustin,
Cité de Dieu, IV, 27.