Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu'en matière de gouvernement
la majorité d'un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans
les volontés de la majorité l'origine de tous les pouvoirs. Suis‑je en contradiction
avec moi‑même ?
Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement
par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes.
Cette loi, c'est la justice.
La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et
d'appliquer la justice, qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit‑il avoir
plus de puissance que la société elle‑même dont il applique les loisa ?
Quand donc je refuse d'obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité
le droit de commander ; j'en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la
souveraineté du genre humain. [...]
Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu
qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu
qu'on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute‑puissance peut en abuser contre ses
adversaires, pourquoi n'admettez‑vous
pas la même chose pour une majorité ?
Les hommes, en se réunissant, ont‑ils
changé de caractère ? Sont‑ils devenus
plus patients dans les obstacles en devenant
plus forts ? Pour moi, je ne saurais
le croire ; et le pouvoir de tout faire, que
je refuse à un seul de mes semblables, je
ne l'accorderai jamais à plusieurs.
L'originalité de Tocqueville est ici d'en appeler à un principe universel capable de limiter le droit national. Cette limite vaut pour la démocratie, car la souveraineté universelle s'impose au droit établi par la majorité d'un peuple particulier.