[L]a différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et
vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller
à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses
qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des
raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions,
et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure
néanmoins toujours la maîtressea, et fait que les afflictions1 même leur servent, et
contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie. […] Et comme
les histoires tristes et lamentables, que nous voyons représenter sur un théâtre,
nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu'elles tirent des
larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes âmes, dont je parle, ont de la satisfaction,
en elles‑mêmes, de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus
fâcheuses et insupportables. Ainsi, ressentant de la douleur en leur corps, elles
s'exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu'elles font de leur force,
leur est agréable ; ainsi, voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent
à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s'exposer à la mort pour ce sujet, s'il en est besoin. Mais, cependant,
le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu'elles s'acquittent en cela
de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses,
que toute la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige.