Licentius : Mais dis‑nous donc ce qu'il faut vouloir pour être heureux et quels doivent être les objets de nos désirs ? Invite‑moi, lui dis‑je, le jour de ta naissance ; quand tu daigneras me faire cet honneur, je prendrai volontiers de tout ce que tu me serviras. À cette condition je t'invite à souper chez moi aujourd'hui, et à ne pas me demander des mets qui peut‑être ne sont pas préparés. Comme il paraissait se repentir de son observation modeste et réservée : Ainsi, repris‑je, voilà qui est convenu entre nous : on ne peut être heureux, si l'on n'a pas ce que l'on veut, et, quand on a ce que l'on veut, on n'est pas toujours heureux ? Ils m'accordèrent ce point.
Et maintenant, continuai‑je, m'accordez‑vous que, lorsqu'on n'est pas heureux, on est malheureux ? — Ils n'hésitèrent pas. — Lorsqu'on n'a pas ce que l'on veut, on est donc malheureux ? Chacun fut de cet avis. — Qu'est‑ce donc que l'homme doit acquérir pour être heureux, dis‑je ? Peut‑être, en effet, pouvons‑nous ajouter à notre festin ce supplément, pour tenir compte de l'appétit de Licentius : Selon moi, ce que l'homme doit acquérir c'est ce qu'il peut posséder quand il le veut. — C'est évident, dirent‑ils. — Ainsi, continuai‑je, ce doit être un bien permanent, indépendant de la fortune1, au‑dessus de tous les hasards ; car ce qui est fragile et mortel, nous ne pouvons le posséder quand nous voulons ni autant que nous voulons. — Tous en tombèrent d'accord. — Mais Trygétius : Il y a, dit‑il, beaucoup d'heureux mortels qui possèdent en abondance et largement des biens fragiles, soumis au hasard, qui font pourtant le charme de cette vie. Rien ne leur manque de ce qu'ils désirent.
Je lui répondis par cette question : Quand on craint, est-on heureux, selon toi ? — Non, dit‑il. — Et, quand on peut perdre ce que l'on aime, peut‑on s'empêcher de craindre ? — C'est impossible. — Mais on peut les perdre, ces dons exposés au hasard. Donc, quand on aime et qu'on possède de tels biens, il est impossible d'être heureux. Il ne répliqua point. — Ici ma mère prit la parole. De tels biens, dit‑elle, quand même nous serions sûrs de ne pas les perdre, ne peuvent nous rassasier. On est donc encore malheureux alors, parce qu'on est toujours indigent2. — Eh quoi ! lui dis‑je, quand on nage dans l'abondance de toutes ces choses, si l'on sait mettre des bornes à ses désirs, se contenter de ce que l'on a, en jouir avec sagesse, n'est-on pas heureux, selon toi ? — Donc, reprit‑elle, ce ne sont pas ces biens qui rendent heureux, c'est la modération. — Fort bien, lui dis-je, on ne pouvait répondre autrement ; et toi, en particulier, tu ne pouvais faire une autre réponse. Ainsi il est indubitable pour nous que, lorsqu'on est décidé à être heureux, il faut se procurer un bien permanent et à l'abri des rigueurs de la fortune3. — Depuis longtemps, dit Trygétius, nous sommes d'accord sur ce point. — Dieu, lui dis-je, est‑il, à vos yeux, éternel et permanent ? — C'est tellement certain, dit Licentius, que cela ne se demande pas. Tous s'inclinèrent pieusement et dévotement. — Par conséquent, leur dis‑je, posséder Dieu c'est être heureux.