Dans un entretien télévisé de 1964, Hannah Arendt dit combien elle est attachée à sa langue maternelle allemande. Si l'allemand est un outil exceptionnel pour penser, le dogmatisme est le danger qui guette ceux qui confondent leur langue et la vérité. Si nous parlions tous une langue unique, nous pourrions croire qu'elle saisit parfaitement ce qu'est le monde. Mais la pluralité des langues montre, au contraire, que la pensée ne peut pas se satisfaire d'un seul lexique.
Lorsque les philosophes créent des concepts (c'est‑à‑dire proposent une nouvelle définition réflexive d'un mot), ils concentrent tous leurs efforts dans cette activité : contenir dans un concept les caractères principaux, stables, généraux d'une réalité. Cependant, les philosophes eux aussi ne parlent qu'une seule langue, une seule parmi beaucoup d'autres.
Or, les langues appréhendent et ordonnent le monde différemment, et ceci pour plusieurs raisons. D'abord elles sont nées et se déploient dans une situation naturelle et sociale particulière, accompagnant la vie des hommes dans une culture précise. Ensuite, elles ne pensent pas de la même façon la condition humaine et le monde, du fait de leur structure propre. Elles sont cependant compréhensibles par l'esprit humain, leurs énoncés sont logiques, concevables par tous les individus.
Évoquer une langue universelle à l'origine du langage, comme le font les mythes, ou proposer la création d'une langue universelle rationnelle, comme l'ont suggéré certains philosophes tels que Leibniz ou Descartes, semble une proposition absurde d'après Hannah Arendt, car cette langue serait incompatible avec une humanité plurielle. Quelle solution nous reste‑t‑il ?
Il semblerait que l'apprentissage des langues et, dans une certaine mesure, la traduction, soient la solution. Mais traduire est toujours une opération complexe qui suppose de prendre en compte, non seulement deux lexiques, mais aussi deux cultures. Arendt nous invite donc d'abord à la modestie quant à nos capacités d'appréhender le monde, puis elle montre que la diversité des langues permet de comprendre la diversité des approches du réel. La diversité est une richesse car elle offre des lectures, des interprétations qui ne se laissent pas entièrement rapporter les unes aux autres.